Le cinéaste Mahamat-Saleh Haroun*
“Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse.”
J’ai beaucoup hésité avant de commencer cette série sur les hommes & femmes qui font rayonner le cinéma africain au-delà de leurs patries. Ces dernières années, quand on parle du cinéma africain et des principaux cinéastes de ce continent, le premier nom qui vient à l’esprit est en général celui d’Abderrahmane Sissako. Le talent de ce dernier étant en effet indéniable et largement médiatisé à l’international, j’ai préféré vous présenter une tête toute aussi connue, talentueuse, mais ayant un peu moins la ferveur (et la faveur) des spectateurs.
Ce qui m’intrigue chez ces deux personnages c’est avant tout leur succès à l’international (pourtant ayant été parfois longtemps méconnus ou sous-évalués dans de nombreux pays africains), leurs ambitions et réalisations. Comme l’œuvre qui lui a valu une reconnaissance primée à l’international**, Mr Mahamat est un homme qui crie ; des cris de passions, cris de messages. Ecrire une biographie sur cet homme c’est un peu comme chercher à recoller les morceaux de plusieurs puzzles. Son histoire commence à Abéché (Tchad) à une période où la majeure partie des pays d’Afrique centrale et australe obtenaient leur indépendance : en 1961 [la première énigme est celle de son année de naissance qui « oscille » entre 1960 & 1961 selon les bibliographies]. Le premier tournant de sa vie s’opéra en 1979 quand il s’enfuit du Tchad en proie à une guerre civile. Son périple le mena au Cameroun, puis en France [1982] en passant par la Libye et la Chine. En France il poursuit des études de réalisateur au Conservatoire Libre du Cinéma Français (promotion 1986). Ne souhaitant pas commencer à travailler en tant qu’assistant réalisateur, il décide de mettre en avant ses aptitudes d’écrivain et passe le concours d’une école de journalisme à Bordeaux. Il finit par vivre de sa plume pendant quelques années en travaillant pour la presse quotidienne régionale.
En 1991, il dévoile son premier court-métrage Tan koul qui ne connaîtra pas le succès espéré. C’est avec son second court métrage Maral Tanié qu’il se fera connaître en 1994. Suivront ensuite 8 courts et moyens métrages et 8 longs métrages. C’est avec son premier long métrage Bye-Bye Africa, en 1999, qu’il reçoit ses premiers prix internationaux (à la Mostra de Venise, au Festival du cinéma africain de Milan et au Festival International du Film d’Amiens). Son premier film à entrer en sélection à Cannes est Abouna (notre père) en 2002. Mais c’est avec Un homme qui crie, en 2010, qu’il se verra primé à Cannes.
L’année qui suit, il est membre du jury du 64ème festival de Cannes, présidé par Robert de Niro. A travers ses films, touchants par leurs messages, leurs sincérités et traduisant ses engagements (politiques, humains), il souhaite montrer la (ou une) face de l’Afrique. Sa carrière sera récompensée en 2008 par le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Un homme qui crie lui vaudra une reconnaissance à l’international mais aussi au Tchad où le fait qu’il soit primé créa un engouement au sein du gouvernement pour le monde du cinéma. C’est ainsi que le Tchad qui n’avait plus de cinéma actif, a vu en 2011, trente ans après la fermeture des sept salles de cinéma, la réouverture de la salle Le Normandie, rénovée, à N’Djamena.
Après sa première rencontre avec Mr Idriss Deby en 2010 pour un projet de création d’une école de cinéma pour l’Afrique centrale, les deux hommes se disent à nouveau oui pour un projet commun 7 ans plus tard. C’est ainsi que depuis février 2017, Mr Mahamat est ministre du Développement touristique, de la Culture et de l’Artisanat du Tchad. Cet homme, partisan d’un cinéma africain politique a ainsi décidé de franchir cette barrière que peu d’artistes osent. Selon lui, les cinéastes doivent être des éveilleurs de conscience. Ce “créateur ministre” espère ainsi accomplir son rêve de transmission aux jeunes générations en commençant par la création d’une école de cinéma et d’une bibliothèque à N’Djamena. Il espère « apporter un coup de pouce à une jeunesse qui désire s’exprimer par la culture ». La transmission et la filiation sont des valeurs qui lui sont chères (comme dans Un homme qui crie) : transmettre des valeurs pour éviter une cassure, une fissure sociale.
Celui qui a, doit tendre la main à ceux qui sont derrière lui.
Outre cette mission pédagogique qu’il s’est donnée, son leitmotiv en tant que cinéaste est de combattre la « mondialisation » (ou colonisation) par l’image, subie par l’Afrique, et de donner l’opportunité aux africains de se voir (tels qu’ils sont). Il espère ainsi à travers ces films, reconnecter l’Afrique (et avant tout le Tchad) au monde. « This feeling of being part of the world, seeing the same images at the same moment gives a sense of equality. »
Puisque le passé se dérobe, se dissout, je veux sauver le présent. L’emballer et le mettre en lieu sûr pour les générations futures. Je veux qu’ils sachent. Qu’ils ne tombent pas dans le trou noir du passé, comme moi. Contrairement aux gens d’ici, je parle peu. Je suis un taiseux. Je sais que nous avons eu la parole en héritage. Nous sommes condamnés à lui donner toute la place qui lui revient. “La parole, ça se décortique”, disait un vieux sage burkinabé. Je suis chagriné de constater à quel point nous l’avons dévoyée, la parole.
En mars 2017, il donne à sa parole, à sa mémoire et aux histoires qu’il veut raconter, la forme d’un roman : Djibril ou les ombres portées (Collection « Continent noirs », éd. Gallimard).
* Petite histoire : en réalité, son nom est Mahamat-Saleh et son prénom Haroun mais suite à une erreur administrative, son prénom est devenu son nom.
** « Un homme qui crie » : Prix du jury du Festival de Cannes 2010. Le titre compet et initial du film, « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. », est un extrait de Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire.
Sources : Entretiens donnés à RFI, France Inter, TV5 Monde, TheGuardian. Djibril ou les ombres portées (préface).
Photo de couverture de Stéphane Remael pour Libération.